Un détour pour un retour

Publié le par MGI

« Words, words, words… », disait Shakespeare. Et pourtant, dans mon cas, tout part de quelques mots : a few words, a few words, a few words… Evoquant dans son essai Ce que je crois un vieux paysan mexicain et sa conception spécifique du temps, Carlos Fuentes l’imagine ayant un petit-fils à Madagascar dont il saisit la culture en une de ces expressions lumineuses dont il a le secret : « l’héritage de l’ouïe et la mémoire des lèvres »[1]. Comment quelqu’un de l’autre côté du monde peut-il parler aussi justement de la culture malgache et de ce qui, en elle, fait partie de ma propre expérience personnelle et intime, me suis-je demandé, moi qui suis né à la Réunion, de mère malgache et de père français métropolitain ? Comment une telle fusion d’horizons géographiques est-elle possible ? Je ne savais pas encore, en découvrant ces mots de Fuentes, qu’ils étaient un de ces innombrables fruits de sa capacité et de sa volonté à construire des passerelles culturelles entre sa culture et les cultures du monde, dominantes ou « secondaires ».

 

Une question m’est tout de suite venue à l’esprit : pourquoi jeter ces liens ? La réponse qui est progressivement devenue mon hypothèse de recherche est la suivante : pour un positionnement culturel. J’imagine Fuentes parler, mais, à travers ses paroles, je pense à ma culture réunionnaise et à ma culture malgache : « Ma culture est historiquement secondaire voire marginale, je sais pourtant qu’elle est aussi légitime et originale que les cultures dominantes. »

 

Fuentes, en Amérique latine, en tant qu’intermédiaire culturel, en tant qu’intellectuel et en tant qu’écrivain, est le point culminant de cette prise de conscience : il construit, dans son œuvre de pensée, la centralité de la culture hispano-américaine, et dans son œuvre de fiction, la centralité de la culture et de la réalité mexicaines. Comment procède-t-il ? L’œuvre de Fuentes est la mise en place d’un réseau de « relations distantes », de continuités culturelles qui installent l’Amérique espagnole et le Mexique au centre du monde. C’est sa pensée critique qui donne sa centralité à l’Amérique espagnole. C’est son imagination fictionnelle qui la donne en deux temps au Mexique : d’une part, en affirmant et en légitimant sa culture et sa réalité à l’aune de l’héritage espagnol, et d’autre part, en faisant interagir sa mémoire avec la mémoire du monde, dans ses dimensions symbolique, idéologique et anthropologique.

 

Cette thèse que j’ai soutenue en Sorbonne en février 2011[2] ne m’est pas apparue dès l’abord comme une évidence. Elle a pris forme, difficilement, à la fin de mon long travail sur l’écrivain mexicain, pour lui donner ce sens que je traquais sans relâche depuis mes premières analyses. Mais n’est-ce pas le lot de bien des recherches ?

 

Moi qui avais vécu les dix-sept premières années de ma vie à la Réunion, pendant que je prenais conscience de la prise de conscience de Fuentes, je prenais aussi conscience, en France, la quarantaine passée, de la richesse de la culture réunionnaise. Une modification psychique radicale s’opérait en moi, comme si les plaques culturelles dont j’avais hérité s’étaient mises en mouvement pour recomposer, dans mon âme, avec la brutalité de chocs tectoniques, un paysage volcanique et tropical, faisant apparaître au premier plan les composantes réunionnaise et malgache au même niveau que la composante métropolitaine prédominante. Car mon père, français, qui avait été fonctionnaire à Madagascar avant l’indépendance du pays, était ensuite parti s’installer à la Réunion avec ma mère malgache, récréant par ma naissance une des cellules familiales au barycentre culturel français à l’origine du peuplement réunionnais. Pendant que j’étudiais, dans l’œuvre de Fuentes, le grandiose déplacement progressif du curseur culturel hispano-américain d’une position « excentrée » vers une nouvelle centralité, devant mes yeux se dévoilait la culture réunionnaise au fur et à mesure de mes visites de l’île, bien qu’elles fussent rares. Non seulement, en revenant, le pays du présent n’était plus le même que celui du passé – constatation banale – mais de plus, je découvrais que le pays du passé avait lui aussi changé : où avait-ils lieu ces servis kabaré[3] pendant que j’étudiais Rimbaud, Eluard et Aragon ? Comment le créole, ma langue orale buissonnière, s’était-il transformé en langue écrite que je déchiffre maintenant comme un analphabète – Moin te sava lo poin férmé/dann mon posh kaki/mon palto osi/lavé la plim zoizo… ? D’où avait-elle jailli la génération spontanée des Daniel Honoré, Alain Lorraine, Jean Lods et Monique Agénor ? Chantait-on, dansait-on du maloya ­­– Pilé pilé/Pilé mon maloya/Pilé pilé/A li même mon gayar... –, malgré la peur du gendarme, derrière les rideaux de cannes que nous longions, mon père et moi, en voiture ?

 

Le dévoilement fut en même temps personnel. Une apparition blanche et électrique sur une scène de la Villette, source d’un maloya profond et pur, réveilla d’un coup la mémoire viscérale de mon attachement à ma terre, enfouie dans la cale d’une vie voguant vers l’Ouest depuis mon départ de la Réunion, sans un regard vers la poupe. Mais ce dévoilement me fit me retourner vers d’autres voiles. Madagascar m’est toujours apparue comme à travers une brume. Ses paysages dans mon esprit ont des contours estompés. Les sonorités de la langue malgache me sont familières, mais elles demeurent pour moi incompréhensibles, comme si elles me parvenaient en perçant cette brume. J’ai l’impression que la culture réunionnaise, celle que j’ai découverte se superposant à celle que j’ai connue, m’apparaît maintenant elle aussi au loin, tout en restant proche, comme dans une autre dimension. Madagascar et la Réunion, à présent au premier plan de mon esprit, mais voilées, comme ces femmes qui marchent dans les rues de Saint-Pierre, la ville de mon enfance.

 

Ce dont je me suis rendu compte, par l’entremise de Fuentes, c’est que mes cultures n’existent pas les unes à côté des autres, mais les unes par rapport aux autres, et que ma construction personnelle dépendait de ma faculté à les mettre en relation. Un ultime dévoilement s’est ainsi produit, celui de mon écriture dont Fuentes me fournit le principe : on peut définir l’écriture fuentésienne comme l’établissement de continuités culturelles ; à l’aide de ce compas, il m’apparut évident de relier mes cultures entre elles. Et pour la mise en pratique, je retiens de Fuentes l’incertitude générique nécessaire à une pensée créatrice qui ne devient claire que dans son écriture : l’essai pour méditer sur les rencontres culturelles, le recours à la fabulation afin de fixer les séquences autobiographiques à valeur générale ou universelle, la fictionnalisation permettant d’accéder à ce que je pressens derrière le voile et la poésie lorsque la révélation surgit.

 

Avec Carlos Fuentes s’est déroulée une aventure intellectuelle aux confins des Indes Occidentales qui, de manière inattendue, a entraîné une autre aventure, d’ordre ontologique, ancrée dans l’Océan Indien : la pose de fondements pour l’élaboration d’un triangle personnel entre la Réunion, Madagascar et la France.

 



[1] Carlos Fuentes, Ce que je crois, trad. J.C. Masson, Paris, Grasset, 2003, p. 292.

[2] Voir : Michel Gironde, Carlos Fuentes entre hispanité et américanité, Paris, L’Harmattan, coll. « Palinure », 2011.

[3] Rituels d’invocation des esprits des ancêtres, d’origine malgache.

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